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Adriana Rozerin Uluçinar, 2004 | Fribourg , FR
Apocalypse nucléaire, intelligence artificielle surpuissante, sélection génétique, système de surveillance oppressant ou encore planète invivable, depuis quelques décennies, les fictions dépeignant des sociétés imaginaires terrifiantes inondent la sphère culturelle. En effet, la dystopie, au sens large du terme, semble omniprésente et jouit d’un réel succès. Les dystopies étant toujours le reflet des préoccupations de leur époque, le succès contemporain de la dystopie, dont celui de la célèbre série Black Mirror, est emblématique d’un phénomène de société lié à l’accélération technologique. Ce travail a pour ambition d’analyser le premier épisode de la saison trois de Black Mirror, intitulé Nosedive, en l’éclairant à l’aide des concepts philosophiques clés des pensées de Platon et Hobbes, afin de montrer comment ces concepts philosophiques « à caractère utopique » peuvent aider à penser les fictions dystopiques contemporaines.
Problématique
Étymologiquement, la dystopie signifie « lieu mauvais » et s’oppose à l’utopie, les deux étant, par conséquent, intimement liées. C’est pourquoi il est pertinent de se pencher sur des pensées à caractère utopique, qui questionnent des idéaux tels que la paix ou la justice, souvent bafoués dans les fictions dystopiques, afin de mieux saisir le fonctionnement de ces dernières. Ainsi, dans ce travail, il s’agit d’étudier les concepts philosophiques qui fondent les modèles utopiques de Platon et de Thomas Hobbes – respectivement, la République et le Léviathan –, puis de les mettre en regard du modèle de société présenté dans l’épisode Nosedive de la série Black Mirror.
Méthodologie
La méthodologie de ce travail se base sur la description et la compréhension des concepts philosophiques clés des pensées à caractère utopique de Platon (en se basant sur la République) et de Hobbes (en se basant sur le Léviathan), et sur la convocation de ces concepts dans l’analyse d’un épisode de la série Black Mirror afin de répondre à la problématique.
Résultats
Il a été possible, dans ce travail, de mettre en lumière la superficialité du monde proposé dans Nosedive, une superficialité qui s’exprime dans les interactions et les relations sociales des personnages, mais aussi dans les choix esthétiques de certaines séquences de la série. Nous nous sommes donc demandé quel était le rôle de cette superficialité et avons constaté qu’on pouvait qualifier le régime de Nosedive de dictature du paraître et de l’esthétisme, un régime qui va à l’encontre des idéaux de Platon. La structure de cette société s’est avérée être un état de nature contemporain, malgré la présence d’une forme de Léviathan numérique, qui n’est toutefois pas représentatif du peuple et fondé sur un excès contreproductif de contrat social implicite.
Discussion
En analysant le caractère dystopique et présentiste de Nosedive, nous comprenons que l’épisode Nosedive présente à la fois une dystopie au sens restreint du terme, puisqu’il livre une critique des réseaux sociaux en amplifiant leurs effets négatifs pour en faire un système totalitaire, et une contre-utopie, car il montre également les dérives d’une technologie prometteuse. Il est possible de se demander si nous n’avons pas déjà un pied de l’autre côté de l’écran, dans cette société dystopique, notamment lorsqu’on la met en regard du système du crédit social chinois ou des privilèges dont bénéficient les influenceurs ; ces hypothèses mettent alors en lumière la fonction préventive de la dystopie.
Conclusions
Le but de ce travail a été de montrer comment les concepts philosophiques à caractère utopique peuvent aider à penser les fictions dystopiques contemporaines. En nous penchant tout d’abord sur les concepts clés de Platon et de Hobbes, nous avons ensuite pu les appliquer dans le cadre de l’analyse de Nosedive. Ceci a permis de mettre le doigt sur les dérives utopiques qui s’y présentent ainsi que sur les éléments négatifs qui y sont amplifiés pour véhiculer la critique d’une société contemporaine trop connectée et régie par le paraître. La série joue donc un rôle de prévention face aux dérives possibles que cela représente pour notre société, en nous présentant un système totalitaire de notation basé sur la superficialité. Il serait alors intéressant de réfléchir à comment une interprétation en profondeur d’une dystopie peut changer notre perception du monde et nous inspirer, afin de construire un avenir meilleur, puisque, sans vigilance, la réalité finit souvent par dépasser la fiction.
Appréciation de l’expert
Vincent Annen
Dans ce travail, Adriana Rozerin Uluçinar convoque avec maîtrise plusieurs concepts fondamentaux issus des modèles philosophiques de Platon et de Thomas Hobbes, qu’elle parvient à articuler à une analyse richement argumentée d’un célèbre épisode de la série dystopique «Black Mirror». Son étude met habilement en lumière la vitalité de ces modèles de pensée à caractère utopique, en démontrant leur utilité pour penser les récits d’anticipation contemporains et les peurs liées aux potentielles dérives de la technologie dont ils se font l’écho.
Mention:
très bien
Prix spécial du Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF)
Collège St-Michel, Fribourg
Enseignant: Stève Bobilier